La
planète échangiste : résumé
Article
de Daniel WELZER-LANG, sociologue, provenant du site EUROPROFEM
et publié avec l'autorisation de l'auteur
Rappelons
l'historique de cette recherche, qui s'est déroulée
en plusieurs étapes successives. A la suite de notre étude
sur les " back-room " gais (commandée par l'ex
AFLS), nous avons découvert par hasard l'existence de lieux
de rencontres et consommation sexuelles à l'usage des hétérosexuels-les.
Dès nos premières visites dans les clubs "
échangistes " lyonnais, nous avons constaté
une absence quasi totale de prévention du sida. Grâce
à la mobilisation de fonds publics, nous avons pu réaliser
une étude ethnographique de quatre années sur la
" planète échangiste " qui visait à
la fois à comprendre ce phénomène et à
aider les " usagers-es " à se mobiliser contre
le risque d'infection par le VIH.
L'ethnographie des lieux de drague (gais ou échangistes)
est relativement compliquée et peu explorée par
la littérature sociologique. En effet, comment traduire
des comportements qui, mis en mots, traduits dans d'autres espaces,
risquent d'accroître une stigmatisation déjà
renforcée par l'arrivée du sida ? De plus, sociologues
et ethnologues de l'équipe étions d'accord : l'objet
sociologique qui se cache derrière ces " lieux publics
de sexualité en direct " restait à construire.
De même, nous avons été confrontés-es
à des questions méthodologiques particulières
: comment travailler en équipe mixte et réduire
les effets de pollution produits par l'ethnographie, notamment
les diverses violences auxquelles sont confrontées [directement
ou indirectement] les chargées d'étude ?
Le travail sur l'échangisme a été long, fastidieux
et
passionnant. Là où nous pensions trouver
des restes de la pensée de Wilhem Reich, des segments post-communautaires,
nous avons trouvé une tribu hétérogène
qui se déclare " libérée ", "
libertine ", composée pour partie de commerçants
proches de l'extrême droite " libertine ", raciste,
sexiste, de couples familialistes dans la quarantaine (ou plus)
voulant quitter " l'érotisme de l'habitude ",
de femmes et d'hommes bisexuels-les, d'hommes ayant réussi
à convaincre leur épouse, de quelques femmes seules
et de jeunes couples venus " s'éclater " ensemble.
Milieu en pleine expansion, il représente à n'en
point douter une évolution contemporaine du commerce du
sexe. L'échange et le partage des femmes mis en scène
sur la planète échangiste présente tous les
aspects d'un troc patriarcal où les hommes décident
du sens et des formes de l'échange, et les femmes ont en
théorie (en général avec des pressions plus
ou moins importantes) le droit d'accepter ou de refuser les propositions
masculines.
Dans l'analyse quantitative des petites annonces échangistes
que diffusent les " revues pour couples ", nous avons
montré que contrairement à l'image familialiste
que dessine le terme échangiste (couple à couple)
la population qui fréquente ces lieux se compose d'environ
50% d'hommes seuls, 40% de couples, 2 à 3% d'hommes travestis,
de 3 à 4% de femmes seules ; le reste se distribuant entre
des groupes d'hommes ou des duos homme / femme qui ne présentent
pas (dans l'annonce) un lien matrimonial ou érotique explicite.
On peut considérer que la population masculine hétérosexuelle,
clientèle traditionnelle des sex-shops et des divers segments
du commerce sexuel représente une partie importante de
la population échangiste ; cette dernière est toutefois
composite et comprend aussi des couples de classes supérieures
qui ne fréquentent que les soirées " très
privées ".
Le Cap d'Agde Naturiste (CAN) : Le CAN représente sans
doute la plus grosse zone de " tourisme sexuel " d'Europe
intégrée à la " planète échangiste
". Au pied de tours de béton, entre la route nationale
et la mer, protégés-es par des vigiles et entourés-es
d'immenses séparations " naturelles ", des centaines
de milliers de touristes de toutes nationalités viennent
chercher la valeur ajoutée du lieu ; le sexe et la sexualité.
Si les naturistes naturalistes sont rares, et souvent cantonnés-es
dans l'immense camping, les autres, les naturistes " libertin-e-s
" année après année, viennent ici pour
voir, se rencontrer. Et c'est ainsi que profitant de la servitude
de naturisme qu'affecte le lieu, tous les soirs, sur les terrasses
des cafés, dans les allées du CAN, on peut assister
à des longs défilés de vêtements dits
" sexy " portés par les femmes (et quelques hommes,
souvent gais). Signalons que TOUS les night clubs du site se déclarent
" non-conformistes " et réservés aux couples.
Pendant ces quatre années, et conformément à
notre mission, nous avons commencé à mobiliser les
échangistes et assez rapidement (dans la région
lyonnaise dans un premier temps) des couples se sont joints à
nous, autour et au sein de l'association que nous avons créée
: Couples Contre le Sida (association maintenant nationale). Tout
en participant aux réflexions sur la prévention
à la Direction Générale de la Santé,
nous avons donc adapté messages et interventions basés
sur un certain nombre de principes ; une prévention qui
rejette l'exclusion, que les pouvoirs publics locaux et nationaux
soutiennent sans équivoque, qui intègre l'apparente
irrationalité des conduites sexuelles et les états
seconds, qui ne trouble pas la logique commerciale des établissements,
etc. La mise en place de la prévention au Cap d'Agde naturiste
- lieu central de consommation sexuelle - a nécessité
un travail particulier. Au fur et à mesure de la diffusion
de messages de prévention, nous avons vu et entendu évoluer
discours et pratiques. Dans un même temps, nous avons dû
communiquer sur des questions pratiques de plus en plus pointues
(utilisation du gel, résolution de problèmes techniques
liés au soleil, au sable, aux états modifiés
de conscience
). La prévention progresse : quand ils
sont mis à disposition, les préservatifs sont de
plus en plus utilisés.
En conclusion, au terme de quatre années d'ethnographie,
force est de constater l'apparent paradoxe qui organise les pratiques
" échangistes " et leur développement
actuel. Nous faisons l'hypothèse que ce dernier correspond
à deux phénomènes parallèles. D'une
part, nous y voyons une volonté de couples, de certains
hommes et de certaines femmes de dépasser les fonctionnements
familiaux traditionnels ; en ce sens, que ce terme plaise ou non,
nous sommes en présence d'une énième tentative
utopique de dépasser les modèles précédents.
Et d'autre part, nous assistons aussi à une récupération
commerciale et patriarcale de cette utopie, et/ou à un
leurre visant à offrir un cadre à cette utopie sans
rien modifier des rapports sociaux qui organisent les couples
traditionnels. L'échangisme se situe donc entre commerce
du sexe et utopies.
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